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À toi, Auxence

23 janvier 2038

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À Auxence, qui ne verra sans doute jamais la couleur de cette feuille de papier.

 

Je regardais mes mains. J’avais honte de leur maladresse, de leur manque de savoir faire. Je ne t’ai jamais avoué pourquoi, alors maintenant, dans cette lettre, je peux te le dire. De toutes façons, à présent je ne crains rien. Je suis loin de toi, hors de ta portée. Tu as sûrement retenu le nombre de fois où un objet quelconque a sauté de mes bras, et a brisé le silence en volant en mille morceaux. Tu dois aussi te rappeler de mon surnom, que tu m’a donné en raison de mon manque de grâce et d’élégance. Mais te souviens-tu, Auxence, te souviens-tu de ce qui est arrivé, de ce que tes mains à toi ont commis, il y a si longtemps, au fond des vestiaires de la salle de sport ?

J’étais tellement concentrée sur mes mains que, la première fois que tu chuchotas mon prénom, je ne t’entendis pas. La deuxième, je tournai la tête, et je vis ton visage qui dépassait de l’encadrement de la porte. Ta beauté m’éblouit, une fois de plus. Le changement de luminosité te créait une auréole sombre autour du crâne, et ton sourire de diablotin rayonnait. Ma joie s’étala sur mon visage, éclaboussant mes yeux, dégoulinant sur mes lèvres, et je m’avançai vers toi. Lorsque je poussai la poignée, tu trônais sur un banc au fond de la pièce, que j’assombris en fermant la seule issue. Je m’approchai de toi, et, arrivée tout près de ton corps, tu me pris par la taille et m’attira avec force vers ton torse musclé. Je humai ton odeur, enivrante pour moi seule, et soupirai de plaisir. J’étais si bien, dans tes bras, je me sentais si paisible ! Pourtant, à cette époque, mon existence ne l’était que rarement. Nos rendez-vous dans cet endroit sale, mal éclairé et malodorant, à l’abri de tout, du monde qui paraissait tourner autour de moi afin de trouver le meilleur angle pour attaquer, demeuraient ma seule source de réconfort. Tu étais ma drogue, je ne pouvais me passer de toi, tu occupais mes rêves et mes pensées. C’est toujours le cas, d’ailleurs, mais pour d’autres raisons. Deux exilés de la société, seuls dans notre carapace, éclairés par le faible rai de lumière qui s’évadait de l’extérieur par le cadre de la porte, voilà ce que nous étions. Tes mains se baladaient sur mon corps, et caressaient mon dos, avec sensualité et douceur. Je t’embrassais, encore et encore, avide du goût de tes lèvres, pendant que tes gestes persistaient à me combler de plaisir, plaisir de ta présence. Je t’aimais, et, même si je crois qu’aujourd’hui je te déteste, je me dois de te l’assurer. Je t’aimais. Plus tu intensifiais tes caresses, plus je me demandais comment nous allions pourvoir nous séparer. Je t’aimais, simplement et purement. Subitement, tes cadeaux cessèrent, et tes bras se rangèrent le long de ton corps. Brusquement, tu me poussas et je basculai en arrière. À la dernière seconde, tu me rattrapas par le bras et me posas délicatement sur le sol. Une ride d’incompréhension s’imprima sur mon visage, entre mes sourcils, une habitude que tu m’avais transmise. Tu te postas à califourchon au dessus de mon petit corps, et tu t’immobilisas, sans rien dire. Tu me fixas, longuement, et je fis de même, me plongeant dans le noir profond de tes yeux. Ils reflétaient des émotions inhabituelles, ils semblaient pleins de haine, et d’autre chose, que je n’ai pas réussi à identifier. Ton regard était si dur que je détournai le mien, sans défense. Alors, prenant probablement mon geste pour un acte de soumission, tu enroulas violemment tes mains autour de mon cou, et tu serras, le plus fort possible; te souviens-tu, Auxence ? Je t’aimais, de toute mon âme, et tu m’étranglais, de toutes tes forces. Tu me privais de mon air, mon oxygène, la seule chose qui me tenait en vie à part toi. Tu étouffais mes paroles, mes bêtises, mon humanité. Plus les secondes passaient, plus je paniquais. Je commençais à me débattre, à tenter en vain d’échapper à ton emprise, mais, je me trouvais comme dans des sables mouvants : plus je bougeais, et plus tu m’enfonçais, loin de cette réalité que nous avions créée. Je voulais fuir, fuir loin de toi. Je stoppai mes gesticulations. Tu m’étranglais. Je n’arrivais pas à le croire, je ne pouvais pas l’admettre. Tu m’étranglais. Toi, tu m’étranglais. Je n’ai cessé de me répéter ces mots depuis ce jour, mais ils ne prirent jamais aucune forme dans mon esprit, n’eurent jamais aucun sens. Je n’arrivais pas à admettre que tu voulais ma mort, alors que je rêvais de notre vie. Dans le brouillard, je distinguai soudain tes lèvres s’entrouvrir, pour prononcer une phrase que je n’aurais jamais souhaité, ni imaginé entendre un jour.

— Si je veux, je peux te tuer.

Tu as dit ça, Auxence. Tu l’as dit, tu me l’as dit. Et moi, qu’est ce que j’ai fait ? Je t’ai répondu. Avec les yeux, car je ne pouvais plus parler depuis de longues secondes. Je t’ai dit que j’étais d’accord. Je t’ai autorisé à le vouloir, à le pouvoir. Je t’ai accordé le droit de me tuer, mourir par tes mains devint pour moi un honneur, et je te fixai intensément pour te le faire comprendre. À présent, je le voulais; je voulais partir grâce à toi. Je me sentais prête à te faire cet ultime cadeau, le cadeau de ma simple vie. J’attendis la fin, avec dignité, sans bouger, les yeux clos, les bras en croix, comme le célèbre martyr, abandonnée à ta violence. Mais toi, toi qui ne comprends jamais rien, et qui n’as jamais rien compris ! Je ne sus pas pourquoi, mais, aussi brusquement que tu avais commencé, tu cessa de m’emprisonner entre les étaux qui te servaient de mains. Tu m’as libérée et tu as reculé d’un pas, sans me quitter des yeux. Tu m’as regardée m’époumoner, tousser comme je ne l’avais jamais fait. C’était la première fois que cette scène produisait le moindre son, mise à part ta réplique sanglante. Je m’assis en face de toi, écarlate et ruisselante, et nos regards se croisèrent. Au bout d’un longue minute, sans un mot, je me levai rapidement, envoyai valser la porte grise, et m’enfuis en courant, loin de toi, le plus loin possible. Une fois à l’air libre, je me reconnectai à la réalité, petit à petit. Le temps semblait s’être arrêté. Le soleil caressait ma peau, comme tu l’avais fait quelques minutes auparavant, et une larme roula sur ma joue.

J’aimerais tellement que tu puisse m’expliquer pourquoi tu as commis ce geste, cette folie, cette stupidité, cette diablerie, cette atrocité, cette monstruosité, je voudrais qu’il ne soit pas trop tard. Maintenant que tu lis cette lettre, je n’ai plus aucune compassion pour toi. Je te déteste, simplement, et purement. Quelques semaines plus tard, tu m’a donné rendez-vous une nouvelle fois, et, je suis revenue. Adieu.

 

Ta Dibul, qui ne t’appartient plus.

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