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De la musique avant toute chose

L'enfant poussa timidement la porte. Une pellicule de poussière recouvrait la pièce, comme un grand manteau gris protégerait une vielle femme. La lumière du soleil pénétrait clandestinement dans cet endroit secret par une grande fenêtre aux rideaux usés et filandreux. Trônant seul au centre de son défunt royaume, se dressait un majestueux piano à queue, qui paraissait anachronique, comme s'il venait d’atterrir, là, dans ce lieu si mystérieux, comme si, par respect de sa noblesse, le temps et l'usure l'avaient épargné.

L'enfant, qui n'avait connu que quelques printemps, cet enfant là n'avait jamais rien vu de tel. La forme doucement inconnue semblait appeler, murmurer. Envoûté, il s'approcha, et grimpa avec difficulté sur le tabouret de velours. C'est seulement perché là-haut qu'il découvrit la foule de petits chevaux blancs et noirs qui s’entrelaçaient sur le clavier. Intimidé par leur nombre, il les contempla avec émerveillement. Lentement, il caressa l'un d'eux, et un son retentit. Un son, de la grâce d'une feuille d'automne, un son, de la couleur du vent, un son, de l'odeur de la pluie, et du goût de la chaleur du soleil sur une peau innocente. Il effleura, encore et encore, ces quatre-vingt huit touches magiques, pour ressentir la vibration de la musique, palper la douceur de sa mélodie désordonnée, voir les notes danser autour de lui.

C'est à cet instant que l'enfant comprit pourquoi il serait musicien. Parce que la musique, avant toute chose, permet d'activer tous les sens. De la musique avant toute chose, c'est ce qu'il faut pour vivre comme on ne peut vivre autrement. Jouer avec les sons, les bruits, les notes, jouer avec les sens, les perceptions, les goûts, les émotions. C'est exister, et faire exister son art, bruyamment, ouvertement, et outrageusement. La musique, c'est un moyen d’extérioriser les beautés et les injustices de la vie, en toute légalité, d'hurler son opinion, en toute discrétion.

Depuis ce jour, on ne cessa d'entendre des symphonies plus magnifiques les unes que les autres sortir de cette chambre. On vint de partout pour écouter le prodige à travers la porte, en se demandant pourquoi il ne sortait jamais, qui était cet inconnu aux doigts d'ange et d'où il venait. On ne le sut jamais, car l'enfant mourut quatre-vingt huit ans plus tard, satisfait de son besoin d'exister, tout simplement. Ça non plus, on ne le sut pas, car même après sa mort, la poussière continua de s'entasser, les chevaux de s'agiter, et la mélodie, de retentir.

La musique est indispensable, irréprochable et inimitable, avant toute chose.

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