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La Route

Lentement, la bouteille de lait quitte sa main et s'envole. Solveï la regarde tournoyer dans les airs, une lueur déçue dans le regard. Elle devra en acheter une autre, quand elle aura heurté le sol. Tant pis. Elle ne s'énerve pas. Ça ne servirait à rien. L'homme qui l'a bousculée est déjà loin, et il se moque bien de sa bouteille de lait. Elle passe la main sur sa jupe, pour en faire glisser les gouttes de pluie. La bouteille se rapproche des pavés, et finit inévitablement par les toucher. Elle explose alors, et des milliers de petites gouttes blanches partent dans les airs, se mêlant à la pluie battante. Les éclats de verre s'éparpillent dans une mélodie cristalline. Le monde semble s'être arrêté de s’agiter, tandis que la jeune fille observe cette étrange danse, invisible aux yeux des autres. C'est qu'ils se moquent bien de sa bouteille de lait.

Solveï soupire, enjambe le cadavre de la bouteille, et continue son chemin, les mains vides. Ses cheveux mouillés collent à son visage, sa chemise trempée colle à sa peau. Elle aurait dû prendre un parapluie. Tant pis. Elle doit se dépêcher, sa mère l'attend à la maison.

Les ondes que forment ses pas à la surface des flaques se propagent autour de ses pieds. La tête baissée, les mains dans les poches, elle regarde l'eau sortir des gouttières, et couler en longs ruisseaux jusque dans le caniv...

– Attention !

Elle lève la tête, et sent l'air déplacé par la voiture emporter ses cheveux. Un homme qui marchait à sa droite il y a quelques instants se trouve maintenant devant elle, le bras en travers de son chemin.

– Tu n'avais pas vu la route ? Fais attention, la prochaine fois.

La Route.

Bruyante, dangereuse, effrayante, monstrueuse, elle éventre le trottoir, juste sous les yeux de la petite fille. D'énormes bêtes automobiles, lancées à toute vitesse, parcourent son bitume. Par dizaines, elles passent devant Solveï sans lui prêter attention, concentrées sur leur but ultime, leur destination. L'odeur acre qu'elles dégagent emplit ses poumons, lui brûle la gorge. Leur vacarme terrifiant s’élève dans l'air, couvrant le bruit des gouttes de pluie sur les pavés. Alors que rien ne semble pouvoir les arrêter, le feu passe au rouge, et elles s'immobilisent soudainement.

L'homme qui l'a retenue traverse la Route, accompagné de quelques autres piétons. Ils semblent sereins. Mais Solveï ne bouge pas. Le vrombissement des moteurs lui glace le sang, bien plus que la pluie qui continue de se déverser sur ses frêles épaules. Les voitures ont remarqué sa présence, elles sont aux aguets. Elles attendent qu'elle se décide à s'avancer sur le passage clouté pour bondir.

L'homme, arrivé de l'autre côté, se retourne pourtant vers elle et lui fait signe de le rejoindre. Elle le regarde, apeurée. D'un mouvement de la main, il la rassure et lui montre qu'elle n'a rien à craindre. Elle baisse les yeux, et regarde les bandes blanches sur la chaussée. L'homme s'agite, le temps presse. Le feu va passer au vert.

– Dépêche-toi, petite !

Solveï s'élance alors, en fermant les yeux. Elle court, le plus vite qu'elle peut, plus vite qu'elle n'a jamais couru. Ses petites jambes la portent au dessus de la Route. Elle court. Elle est presque à la moitié. Elle court. Elle serre les dents. Elle court.

Mais le feu passe au vert.

Et il pleut.

Les voitures démarrent au quart de tour. Le pied droit de l'enfant glisse sur une des bandes blanches. Elles prennent de la vitesse. Et elle tombe.

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