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Subir

Maëlys se lève, avec cette petite boule au creux de son ventre. Elle s’avance vers le professeur, lentement. Les regards de ses camarades pèsent sur ses épaules, l’empêchent de marcher, l’empêchent de penser, de respirer. Ils l’étouffent. Elle baisse les yeux et observe ses chaussures pleines de boue encore humide. Un pas. Un autre pas. Encore un.

Elle monte sur l’estrade, inspire. Sa voix faible et tremblante résonne dans la salle :

— La Première Guerre Mondiale…

Immédiatement, elle s’arrête de parler. Un simple regard vers les autres élèves lui permet de se rendre compte que personne ne l’écoute. Tous sont occupés à faire quelque chose de beaucoup plus intéressent que l’exposé dans lequel elle a mit tant d’efforts. Quelques secondes auparavant, elle aurait tout donné pour que ces adolescents cessent de la dévisager, et à présent elle aimerait qu’on respecte son travail et qu’on prête attention à ce qu’elle dit.

Elle se gratte la gorge.

— Excusez moi…

— On s’en fout, arrête de nous soûler avec ton exposé ! jettent les uns.

— Retourne au fond de la classe, là bas au moins tu ne dérange pas, crachent les autres.

— En plus, devant le tableau noir on ne te voit même pas, raille une fille, provoquant l’hilarité générale.
— Souris pour voir ?

Les adolescents lancent des insultes à travers la classe, injuriant Maëlys et son exposé. Tels des couteaux, les mots poignardent sa frêle poitrine, coupent ses veines et brisent son cœur. Tout le courage qu’elle avait rassemblé pour parler s’éparpille et alors que les lames pleuvent toujours, elle sent sa gorge se serrer et une timide larme roule sur sa joue. Dans un sanglot déchirant, elle se rue sur la porte et tente de fuir ce cauchemar sans fin.

À force d’être haïe, elle en vient à douter de sa propre valeur. Elle se dit qu’il doit sûrement y avoir une raison pour que le monde la rejette, elle et les gens qui lui ressemblent. À bien y réfléchir, quand elle se compare à ses camarades, elle ne voit pas de grande divergence. Ils ont deux jambes, deux bras, vingt doigts répartis sur deux mains et deux pieds, un visage, deux yeux et un nez, une bouche. Tout ça, elle l’a aussi. La seule chose qu’ils n’ont pas en commun avec elle, c’est leur couleur de peau, qui est plus claire que la sienne. Ils lui en veulent pour cette unique raison, leur unique différence.

Maëlys est rejetée seulement pour une histoire de couleur. Elle se souvient, ces couleurs elle les a toutes apprises en école maternelle. Ça remonte à longtemps, mais il ne lui semble pas qu’on lui avait indiqué que certaines couleurs valaient mieux que les autres. C’étaient juste des couleurs, des valeurs presque abstraites, indéfinissables, mais égales. Aucune d’entre elles ne dominait les autres, aucune n’était inférieure.

Les larmes coulent, roulent sur les joues sombres et maigres de Maëlys. Elles ne sont plus qu’un flot continu, qui l’aveugle, la noie. Roulée en boule dans un coin des toilettes, tremblante, elle s’efforce d’arrêter de penser à tout ça. Dans cette position fœtale, elle se sent presque bien, et ne voit pas passer le temps. Elle bondit donc de surprise quand quelqu’un frappe violemment contre la porte de son crasseux refuge. Debout au milieu des lavabos, elle reste là, figée, incapable de bouger de peur que le bourreau de la porte en bois ne reconnaisse que c’est elle qui est à l’intérieur. Lentement, elle tourne la tête et tombe sur son reflet dans le miroir fêlé. Ses joues sont trempées de larmes, ses lèvres forment un rictus effaré, qui est rappelé par ses yeux écarquillés et rougis par les pleurs récents. Ses cheveux en bataille tombent lourdement sur ses frêles épaules. Si elle faisait abstraction de ces détails, elle se trouverait plutôt jolie. Ces lèvres gâchées par cette affreuse expression sont pleines et pulpeuses, ces yeux cachés par ces pupilles dilatées sont d’un noir profond et hypnotisant. Ces cheveux décoiffés sont en réalité soyeux et volumineux, et entourent habituellement ce visage chocolaté d’une magnifique auréole sombre.

Seulement, ces atouts sont profondément enfouis sous la douleur que cette enfant innocente supporte chaque jour.

Une deuxième violente série de coups portés sur cette pauvre porte sort Maëlys de ses rêveries. Son cœur bat à tout rompre, et sa respiration saccadée l’empêche de garder le silence. Elle sent malgré elle les voix enfantines et pourtant si terrifiantes qui s’infiltrent en elle, la terrorisant pour de bon.

— C’est elle ! Elle est à l’intérieur !

— Enfonce la porte !

— T’es fou ? On va se faire gronder !

— T’es un homme ou pas ? En plus, si tu veut lui faire sa fête, il n’y a pas d’autres solutions, vu qu’elle risque pas de nous ouvrir d’elle même. Enfonce la porte.

Une voix plus aiguë piaille derrière eux :

— Vous êtes sûrs que c’est une bonne idée, les gars ? Pourquoi on la tape, elle n’a rien fait, non ?

— Parce que, c’est moi qui l’ai décidé, et je suis le chef. On discute pas les ordres du chef, répond brutalement une voix autoritaire.

— Mais, pourquoi tu as décidé ça ? insiste le piaillement.

— Parce que… (le « chef » hésite, puis se reprend) Je t’en pose, moi, des questions ? C’est comme ça, point. Maintenant, enfoncez-moi cette porte, ou c’est vous que je vais enfoncer !»

Pétrifiée, Maëlys voit, impuissante, les garçons briser le mince morceau de bois qui la séparait de la cruauté extérieure.

Elle vit les minutes qui suivent séparée de son corps. Elle se voit, hurlant, croulant, sous les coups des trois adolescents, pendant qu’un enfant surveille le trou dans le mur qui sert à présent d’entrée. Son esprit quitte son organisme, comme incapable de supporter l’horreur de la situation enfermé dans une enveloppe mutilée, maltraitée. Elle voit ses bourreaux frapper, encore et encore, sans s’arrêter, ce corps qu’elle ne reconnaît pas, qui ne paraît pas être le sien. Les sons et la douleur sont comme assourdis, comme si elle nageait dans du coton. Mais cette fille, là, en bas, à l’air d’avoir atrocement mal, et même si Maëlys n’est pas sûre d’être cette personne, elle se sent étroitement liée avec elle. Son calvaire semble durer une éternité.

Au bout d’un moment, ils s’en vont, satisfaits de ce qu’ils ont commit. Maëlys réintègre son enveloppe corporelle, brisée et endolorie, et reste dans la même position, sans bouger. Elle a mal. Pas à son poignet tordu, ni à sa clavicule cassée, ou encore à ses beaux yeux noirs à présent impossibles à ouvrir. Elle a mal au cœur. Son cœur est brisé. Elle ressent un grand vide à l’intérieur. Elle se sent morte, son âme est morte. Mais son corps, lui, est bien vivant. Ce corps, de la mauvaise couleur, cette couleur qui lui apporte tant d’ennuis. Si seulement elle pouvait s’en séparer… Au lieu de ça, elle continue de faire ce qu’elle fait depuis toujours. Elle subit le mépris des autres.

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